Iannis Roder, pourquoi avoir rédigé cet ouvrage ?

Pour deux raisons essentielles qui se rejoignent en réalité. La première tient au fait que j’avais écrit un livre, en 2008, qui faisait un constat plutôt noir de la situation, insistant sur la difficulté que plusieurs de mes élèves rencontraient à lire le monde en raison, notamment, de leurs faiblesses de vocabulaire. J’avais constaté qu’ils se réfugiaient alors dans une vision simpliste et binaire du monde. Je ne voulais pas rester sur ce constat car j’ai fait le choix de rester dans mon collège en essayant, du mieux possible, de travailler et faire travailler mes élèves.

La deuxième raison qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est le doigt pointé sur l’école après les attentats de 2015. On a interrogé l’école, on l’a malmené, on l’a remise en question, comme si l’école était responsable de ce qu’il s’était passé en France. Or, si l’école doit nécessairement prendre sa part dans l’édification des futurs citoyens, elle ne peut pas tout. J’ai donc voulu montrer ce que pouvait l’école, à certaines conditions, mais aussi les écueils auxquels elle se heurte aussi bien à l’intérieur même de l’école, dans son fonctionnement et son organisation, qu’à l’extérieur où les problèmes sociaux et sociétaux s’invitent nécessairement dans l’école.

Quel tableau de l’école française dresse-t-il ?

Mon livre n’a pas pour ambition de dresser un tableau de l’école française mais simplement de montrer, à partir de mon seul point de vue, ce qu’il est possible de faire à la condition d’inscrire son activité dans une réflexion beaucoup plus large que le seul enseignement. Le rôle de l’école n’est pas seulement d’apporter des connaissances et des savoir-faire, mais c’est aussi d’apprendre à nos élèves à réfléchir, à penser, à construire une pensée articulée. Je montre dans mon livre combien il est parfois difficile à des élèves d’exprimer ce qu’ils ressentent, d’exprimer simplement quelques idées, de les aligner sur une feuille les unes à la suite des autres. Je montre aussi que pour certains, le monde se lit en termes identitaires, en termes d’appartenance, religieuse ou communautaire.

La pédagogie de projet permet de travailler autrement mais aussi de créer les conditions d’une autre approche de l’école par les élèves, aussi bien dans la relation aux enseignants qu’aux savoirs enseignés. Je montre dans mon livre combien les élèves des classes qui mènent ces projets changent durant l’année scolaire. Je parle de Jérémie, de Yacoub et de bien d’autres dont l’attitude et le discours ont évolué, dont le regard qu’ils portaient sur l’école mais aussi sur leur propre scolarité a changé.

Je crois que l’école a beaucoup à gagner en travaillant sur l’humain. Il ne s’agit pas de privilégier les approches pédagogiques sur le fond mais bien de lier les deux. Je raconte l’histoire de Youssef qui, le lendemain des assassinats perpétrés à Toulouse par Mohamed Mérah, est entré dans ma classe en me disant : « vous avez vu Monsieur, ce type il est comme un nazi ». Youssef avait intégré dans son savoir ce qu’était la vision du monde des nazis parce que nous y avions passé du temps. Il avait construit son propre raisonnement à partir de ce que nous avions fait en classe. Si cela n’est pas une démonstration de l’utilité de l’Histoire dans la lecture des événements contemporains, qu’est-ce que c’est ? C’est aussi la démonstration qu’on peut faire de la pédagogie en apportant un vrai savoir scientifique.

Mais l’un des principaux problèmes de l’école aujourd’hui c’est que nous sommes contraints par le temps et que nous devons faire des choix. Ces choix doivent impérativement être liés aux priorités qui sont aujourd’hui les nôtres : faire de ces élèves des citoyens avertis, dotés d’un libre arbitre, détachés, autant que faire se peut, des pesanteurs sociales, culturelles, religieuses.

D’autre part, l’école n’est pas capable aujourd’hui, de venir en aide aux élèves en perdition. Les dispositifs imaginé et mis en place, notamment les CP et CE1 à 12 élèves, sont des avancées importantes mais qui ne peuvent suffire. Il faudrait selon moi former les enseignants à reconnaître les troubles d’apprentissage, à déceler les problèmes chez les jeunes. Or, aujourd’hui, les familles, notamment dans les milieux populaires, sont démunies et l’école n’a pas nécessairement les moyens de les aider à faire face à ces problèmes. Si nous ne voulons pas que notre société se fragmente encore plus, nous devons réfléchir aux moyens que nous pourrions mettre en place pour favoriser une mixité sociale qui se double aujourd’hui d’une nécessaire mixité culturelle.

Quelles sont les particularités de l’enseignement en « zone sensible » ?

Les élèves qui étudient en zone sensible ont droit au même enseignement de qualité que les autres élèves partout en France, un enseignement fondé sur des bases scientifiques solides, sur une volonté de leur apporter le meilleur, de combler, autant que faire se peut, les lacunes culturelles qui sont les leurs. Une des particularités de l’enseignement en zone sensible, c’est que nous avons en face de nous des élèves qui, du fait de leur capital social et de leur capital culturel, souffrent d’immenses lacunes. L’école doit prendre en charge ces manques, doit tenter de les combler le mieux, le plus qu’elle peut. Elle doit leur donner des habitudes de travail elle doit leur faire comprendre le sens de ce qu’ils font en classe. Elle doit leur faire entendre que le savoir se construit sur un temps long, que dans le monde du zapping et de l’immédiateté, le temps de l’école est un temps différent. Nous devons prendre le temps de nous poser, de réfléchir, de construire une pensée et un raisonnement, de construire peu à peu quelque chose avec eux. C’est tout l’intérêt de la pédagogie de projet qui mobilise les élèves pendant un an et qui aboutit à une réalisation. Je raconte dans mon livre combien les élèves peuvent s’investir parce qu’ils sont valorisés, parce qu’ils sont acteurs.

Avec ces élèves, nous devons prendre le temps de travailler sur leurs représentations, sur l’Histoire notamment, pour leur donner des grilles de compréhension, des grilles de lecture du monde actuel. Nous ne pouvons pas nous contenter de saupoudrage. Il faut travailler sur le fond, inscrire nos raisonnements historiques sur un temps long. Il faut les faire s’exprimer, les faire réfléchir, et faire écrire et réécrire. Je montre ainsi dans mon livre comment on peut faire progresser des élèves que l’écriture, au départ, rebute. Ils finissent par tous écrire quelque chose, et finalement à prendre confiance en leurs capacités.

Quel est, selon vous, le rôle de l’école face aux théories complotistes et aux « fake news » ?

Sur ces questions, le rôle de l’école est très important car c’est là que les élèves, à la condition encore une fois prendre le temps, peuvent apprendre à faire la différence entre croyances et Histoire, à comprendre comment on écrit l’Histoire mais aussi ce qu’est une source aussi bien en Histoire qu’en journalisme. Le rôle de l’école est de donner à penser mais en permettant aux élèves d’acquérir un savoir solide qui s’appuie sur un savoir vérifié et acceptable par tous. L’école doit leur apprendre à hiérarchiser, à classer, à ordonner les faits et les informations qu’ils reçoivent. Elle doit également leur faire comprendre que le pluralisme, notamment de la presse, est une des conditions de la démocratie, laquelle est le seul modèle politique qui permet de vivre et de s’exprimer librement.

Travailler sur des films de propagande soviétique ou nazis, sur les affiches, sur les réunions publiques permet d’aborder avec les élèves la propagande et donc la manipulation par l’image par la voix à la mise en scène. Il faut que nos élèves comprennent que toute image est construction !

Quelles sont vos méthodes pédagogiques pour sensibiliser vos élèves aux valeurs de la République ? 

Il faut tout d’abord expliquer aux élèves que les valeurs de la République sont des idéaux desquels nous devons nous rapprocher. Certes, il y a encore beaucoup à faire mais nous avons progressé et c’est l’histoire qui nous montre cela. Travailler sur l’Ancien Régime, montrer les progrès constants durant le XIXe siècle, les conquêtes politiques et sociales, les violences dans lesquelles tout cela s’est construit c’est montrer aux élèves que le monde dans lequel ils vivent s’inscrit dans un temps long, beaucoup plus long que leur petite existence et que celle de leurs parents.

J’explique dans le chapitre consacré à l’enseignement moral et civique que nous devons aussi utiliser l’actualité, montrer que les valeurs dont nous nous réclamons sont bafouées dans le monde, dans des pays où la liberté n’existe pas et les inégalités sociales, religieuses ou ethniques entraînent des catastrophes humaines. Après avoir travaillé avec ses camarades sur des articles de presse, un élève s’est un jour écrié : « en fait c’est bien la France ! ». Oui, c’est bien et c’est beau la France. Construire une société apaisée, c’est aussi faire aimer notre modèle politique et ses valeurs.