Bonjour Benjamin Moignard. De nombreux faits divers laissent penser que les violences physiques à l’école sont en recrudescence. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Il faut se méfier des faits divers, parce qu’ils mettent en lumière des phénomènes dramatiques, mais qui ne sont pas révélateurs de la réalité de la violence à l’école. Celle-ci est plutôt stable dans le temps, même si les différences entre les établissements se creusent.
Le phénomène qui semble s’accentuer est celui de la violence en groupe. Elle se traduit, dans l’espace public et médiatique, par ce qu’on appelle les violences et les rixes entre bandes de jeunes. Ces termes sont larges. Selon la recherche, dans certains établissements, les violences se produisent plutôt en groupe. Quand c’est le cas, le phénomène est particulièrement criminogène, c’est-à-dire qu’il augmente globalement la violence à l’échelle de l’établissement scolaire.
Ce phénomène de confrontation entre bandes rivales est-il accentué par l’essor des réseaux sociaux ?
C’est difficile à mesurer. Ce qui est sûr, c’est que les réseaux sociaux accentuent la mise en scène et la diffusion des affrontements. On parle de digitalisation des rixes. Mais celles-ci sont très anciennes, y compris dans l’espace scolaire. Les chiffres montrent une baisse des faits les plus dramatiques, que ce soit à l’intérieur ou en périphérie de l’école. On ne peut donc pas affirmer que les confrontations sont plus nombreuses à cause des réseaux sociaux.
A-t-on des chiffres sur le phénomène ?
On a des chiffres assez difficiles à stabiliser, parce qu’ils englobent plusieurs faits : rixes, affaires de drogue, etc. On possède quand même quelques données au niveau des académies. Cela nous permet de constater qu’il n’y a pas d’explosion du phénomène, mais une grande différence d’un territoire à un autre. Au sein même d’une académie, certains établissements sont plus en difficulté que d’autres. Et d’ailleurs, dans certaines académies, comme celle de Créteil, des dispositifs spécifiques d’accompagnement ont été mis en place, les GAEL, [groupes d’appui éducatif localisé], pour mieux outiller et accompagner les professionnels face au phénomène.
Justement, ces professionnels, comment vivent-ils ces tensions et ces violences lorsqu’ils y sont confrontés ?
Ils les vivent mal, mais pas tous de la même manière, selon l’établissement. Certaines équipes, malgré un contexte défavorable, parviennent à inverser les déterminismes sociaux. Elles arrivent même à faire de leur établissement un espace de protection face à des tensions présentes dans le quartier. On parle souvent des écoles qui subissent des intrusions. Cela arrive et c’est dramatique, mais leur nombre est très limité. Beaucoup d’établissements parviennent à faire l’inverse, à faire en sorte que leurs murs constituent un espace de protection. Cela est possible lorsque les équipes sont stables. L’aspect temps est fondamental. Les collectifs deviennent alors capables de repérer les petites choses qui déclenchent des tensions et savent les désamorcer.
L’année 2018 a été marquée par le mouvement PasDeVague, consécutif au braquage en classe d’une professeure avec une arme factice. Qu’est-ce que cela dit de la relation des enseignants avec leur hiérarchie ?
Cela met en évidence un sentiment de défiance très fort depuis une dizaine d’années. C’est une particularité française. Il s’agit d’une défiance à l’égard de la hiérarchie directe – le chef d’établissement, en particulier dans le second degré – mais aussi à l’égard de la hiérarchie indirecte, les inspecteurs et le rectorat.
Les recherches ont mis au jour une souffrance enseignante importante face au traitement reçu par la hiérarchie. Notre système de management pyramidal n’est plus adapté à notre époque. Mais l’Éducation nationale est le plus gros département de ressources humaines en Europe, ce qui implique de composer avec beaucoup de contraintes. Ce qui est sûr, c’est qu’on ressent un décalage entre le terrain et la hiérarchie.
Que penser du dernier plan de lutte contre la violence scolaire mis en place en 2019 ?
C’est un grand classique. Plus de 14 plans de lutte ont été mis en place depuis le milieu des années 1980. Ils suivent à peu près toujours le même schéma : incrimination plus forte de certaines violences, formations de certains personnels et définition de nouveaux corps spécialisés pour prendre en charge ces violences. Ce plan s’inscrit dans la continuité des autres. C’est dommage, car on sait aujourd’hui, grâce à la recherche, que ce qui fonctionne, c’est d’abord de travailler sur l’école : le cadre, la stabilité des équipes, l’accompagnement des personnels face à des élèves en grande difficulté, etc. Mais on répond plutôt sur un registre sécuritaire, confortable politiquement, mais très peu efficace.
Que répondez-vous à ceux qui, pour régler la question des violences scolaires, voudraient faire entrer la police à l’école ?
C’est une idée ancienne. Il y a eu des expérimentations, et en général, on considère que les policiers ne sont pas à leur place à l’école. Ils en viennent à gérer les problèmes quotidiens de discipline, ce qui ne correspond plus à l’objectif de départ. Certains pays sont beaucoup plus avancés que nous sur ces questions, comme les États-Unis. Les recherches montrent bien que cela ne fonctionne pas. Lorsque la police fait la loi à l’école, la dimension de globalité, de relation éducative et de confiance est rompue. Cela crée de grandes difficultés.
Si on demande à des policiers ce qu’ils en pensent, au bout de quelques semaines, ils sont assez désespérés de constater qu’ils ne sont pas là pour gérer des crises fortes, mais plutôt du quotidien. Ce n’est pas du tout leur travail. Lorsqu’il y a des crises très fortes à la sortie des établissements, la présence de la police est souhaitable. Mais elle ne l’est pas dans les murs de l’établissement au quotidien.
Quel regard portez-vous sur les équipes mobiles académiques de sécurité, à mi-chemin entre police et Éducation nationale ?
Elles sont plus proches de l’Éducation nationale que de la police. Les EMAS, équipes mobiles académiques de sécurité, ont une culture de la sécurité et sont des ressources précieuses en cas de crise. Lorsqu’un chef d’établissement, un directeur ou une directrice d’école est confronté.e à une crise, il ou elle doit pouvoir compter sur un relais immédiat et solide. Les EMAS remplissent très bien leur rôle dans un bon nombre d’académies. Elles sont identifiées comme appartenant à l’Éducation nationale et leur ressource est globalement éducative. Ce sont des acteurs scolaires, j’insiste sur le terme. Par contre, ces acteurs sont formés à certaines difficultés, comme les risques d’intrusion, et viennent en renfort pour résoudre une crise.
En deux mots, qu’est-ce qui pourrait améliorer le climat scolaire et le sentiment de sécurité à l’école ?
Cela rejoint le podcast sur les incivilités en milieu scolaire. C’est la stabilité des équipes éducatives et leur cohésion. En France, les enseignants n’ont pas l’habitude et ne sont pas formés à faire équipe. Pourtant, c’est là-dessus qu’il faut insister pour améliorer le climat scolaire. C’est la priorité. Les recherches de ces 20 dernières années disent toutes la même chose. Il est temps peut-être de passer à l’époque du collectif…