Valentine Zuber, bonjour. Comment l’instruction civique, et donc l’enseignement de la laïcité à l’école, a-t-elle évolué au fil du temps ?

L’histoire de l’instruction civique évolue en fonction de la société. Mais les bases persistent. L’instruction civique et morale est la première matière dans les programmes de la première école publique. Sa place, alors très importante, va décliner tout au long de l’histoire de l’école, jusqu’à se transformer, depuis 2015, en éducation morale et civique. 

L’instruction civique et morale intègre d’abord une forme de théisme. Les devoirs envers Dieu sont mentionnés dans les items du programme,  avant d’être supprimés. Puis, elle devient de plus en plus uniquement civique. On se souvient de l’image de l’instituteur de la Troisième République, qui écrit tous les matins sur son tableau noir une maxime de morale et l’explique aux enfants. Il ne s’agit évidemment pas de morale religieuse. Cette pratique disparaît assez rapidement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on arrive à une instruction purement civique, puis, dans les années 1970, on supprime même la matière. 

L’instruction civique ressurgit à la fin des années 1980. Depuis, elle suscite des débats dans les milieux éducatifs. Avec le ministre Vincent Peillon, elle se généralise en 2015 et devient « éducation morale et civique », une référence explicite à l’école de la fin du 19e siècle. 

Quelles sont les raisons de sa réapparition à ce moment-là ?

Elle réapparaît dans la continuité de mai 1968. Les années 1970 connaissent des changements sociétaux majeurs, avec une sécularisation accélérée de la population. De moins en moins de gens pratiquent la religion catholique. Il n’y a donc plus véritablement de morale religieuse qui régit l’ensemble de la population.

L’État veut alors pallier l’individualisation massive de la société. Il essaye à nouveau d’éduquer les enfants pour que leur comportement réponde aux grandes valeurs de la République, à savoir la liberté, l’égalité et la fraternité. 

 

Est-ce que l’on confond parfois, selon vous, laïcité et neutralité ? Comment s’imbriquent-elles l’une avec l’autre ?

Beaucoup de gens associent les deux notions. La laïcité est un principe juridico-politique qui règle les relations entre l’État et les différentes religions présentes sur le territoire. Elle permet à chaque individu de croire ou de ne pas croire, d’exercer sa liberté de conscience et d’assister ou non au culte de son choix. L’État doit rester non seulement neutre, mais aussi impartial pour éviter les discriminations. 

Donc la laïcité, c’est à la fois la neutralité et l’impartialité de l’État, mais aussi des fonctionnaires, ceux qui représentent l’État dans la nation. Cette posture est très importante, et cette exigence d’abstention, de devoir de réserve de l’État et des fonctionnaires en place, fait l’originalité de la laïcité française. Cette neutralité passe par l’aspect vestimentaire, le retrait, à la fin du XIXe siècle, de tous les signes religieux sur les bâtiments publics, la fin des serments dans les cours de justice, la laïcisation des cimetières, etc. Cette neutralisation de l’espace public, au sens d’espace du service public, est très importante et spécifique à la laïcité française. 

 

Cette laïcité que l’on pratique et que l’on enseigne à l’école, est-ce un principe ou une valeur ?

Cette question est au cœur des débats d’aujourd’hui. On constate une certaine confusion entre principe et valeur. Pour ma part, je défends l’idée que la laïcité est un principe et que l’État doit la respecter. Enseigner la laïcité, c’est enseigner une certaine tolérance que les élèves, leurs parents et tous les membres de la société doivent avoir vis-à-vis des croyances différentes. La Constitution de 1958 définit la République comme étant laïque et indique que l’État doit respecter toutes les croyances.

Cette vision semble trouver un fort écho au sein du corps enseignant. Comment l’expliquez-vous ?

Cette centralisation extrême de l’éducation publique est directement issue de l’école de la Troisième République. Dès le départ, les professeurs ont eu une mission d’émancipation des élèves, d’éducation et de changement social et politique, voulu par les Républicains. C’est pourquoi les enseignants sont très attachés à ce principe de laïcité. Ils ne doivent surtout pas arborer de signes religieux ou même politiques, parce que la laïcité ne concerne pas uniquement la religion, mais aussi les opinions politiques. Les enseignants ont ce sens du devoir de réserve, et très souvent l’idée qu’ils doivent ouvrir les esprits et former les citoyens demain.

 

On voit bien que les attentes, de part et d’autre, sont très fortes sur ces questions. Les moyens à disposition des enseignants sont-ils suffisants ? Sont-ils eux-mêmes assez formés ?

Ce n’est pas le diagnostic des ministres de l’Éducation nationale qui se succèdent. Je pense que cela est dû à la massification incroyable de l’école publique après la Seconde Guerre mondiale. Qui dit beaucoup plus d’élèves, dit aussi beaucoup plus d’enseignants. Et on a parfois du mal à les trouver, parce qu’ils sont plutôt mal payés en France par rapport à d’autres pays. Par ailleurs, ils sont de moins en moins considérés, alors qu’ils constituaient pratiquement l’élite intellectuelle à la fin du XIXe siècle. Leur statut a beaucoup changé.

Effectivement, les enseignants ne sont sans doute pas assez formés. Cette vocation de l’enseignant, que j’évoquais, a largement disparu. La transmission de la culture propre à l’Éducation nationale a tendance à se diluer. Il est donc intéressant de rappeler aux professeurs qu’ils doivent s’abstenir d’avoir des propos qui montrent leur conviction politique ou religieuse en classe. C’est l’un des rôles de la Charte de la laïcité de 2013 qui s’adresse aussi aux parents et aux familles. 

Par ailleurs, on prévoit des formations accélérées pour l’ensemble du corps professoral. Mais depuis une vingtaine d’années, chaque ministre annonce une formation massive qui ne s’effectue pas forcément, faute d’argent, de temps et surtout de formateurs.

 

Comment pourrait-on agir aujourd’hui pour donner aux enseignants les bons outils ?

Des outils, il y en a partout sur Internet ! Vous avez le site Éduscol, le dossier de presse du Comité interministériel de la laïcité, etc. Et puis toutes sortes d’associations qui donnent des contenus et des explications. On peut faire de l’autoformation sans problème ! 

Ce qu’il faudrait instaurer, c’est une formation interne à l’école, pas seulement pour les enseignants, mais pour tous les encadrants. Cette pratique de la laïcité, ouverte à tous, permettrait sans doute de régler un certain nombre de problèmes à l’école, de mécompréhensions, de violences scolaires ou de refus de la minute de silence, par exemple. Un véritable échange autour de la laïcité pourrait permettre de lever un certain nombre d’incompréhensions, et peut-être de casser cette vision de la laïcité comme un dogme autoritaire qui viendrait d’en haut et que les élèves s’amuseraient, dans leur adolescence, à contester.