Bonjour François Dubet. Posons d’abord les bases. De quoi parle-t-on quand on évoque les valeurs de l’école républicaine ?

Cela fait référence à l’histoire très singulière de l’école française. Pour dire les choses très grossièrement, l’école républicaine de Jules Ferry a été créée non pas pour que les enfants apprennent à lire et à écrire, mais pour fonder la République. Elle a été créée pour que les valeurs de la République s’installent dans une société alors très largement dominée par l’Église. Celle-ci était hostile à la République, et il fallait fabriquer des citoyens français, de la même manière que l’Église fabriquait des croyants. Cette histoire fait que les querelles au sujet de la laïcité sont très singulières chez nous. L’école élémentaire a imposé une langue nationale, a fabriqué un rapport à des valeurs d’universalité, de progrès, etc. Tout cela s’est fait dans une tension très singulière à la France, la tension laïque. 

La vocation de l’école était de fabriquer des citoyens français attachés à la République. D’ailleurs, quand on demande aux gens de dessiner un village français, on constate qu’ils représentent d’un côté l’église et en face l’école. Entre les deux, il y a la mairie et un café. L’église, l’école, le pouvoir politique et l’opinion publique : ces 4 éléments caractérisent notre société. 

Cette configuration a fonctionné pour plusieurs raisons. D’abord, l’école laïque républicaine était quand même enchâssée dans une culture catholique. Même les institutrices très laïques allaient à la messe. On pouvait être très laïque et faire baptiser ses enfants. Il y avait une certaine continuité culturelle entre l’école et la société, et en même temps, l’école était loin de la société. C’était un sanctuaire. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais quand on entrait dans l’école, c’était un peu comme quand on entrait dans l’église. On sortait du « monde normal ». Il y avait une discipline, des règles et parfois des uniformes. Les sexes étaient séparés. L’autorité du maître était presque aussi indiscutable que celle du prêtre. De nos jours, ce n’est plus le cas, mais on reste très attaché à la République et à la laïcité.

Par ailleurs, l’école de la République n’était pas du tout une école de l’égalité des chances. Il y avait une école pour le peuple et une autre pour la bourgeoisie, les petits lycées. Il y avait une école pour les filles et une autre pour les garçons. Et seuls les enfants très doués des classes populaires, les Albert Camus, par exemple, pouvaient grimper, mais la plupart des élèves restaient à leur place. La force culturelle de l’école était assez extraordinaire. Et on en ressent la nostalgie.

 

Diriez-vous que l’école transmet encore efficacement les valeurs de la République aujourd’hui ou est-ce que cela a changé ?

L’école en appelle toujours à l’égalité, à la tolérance, au progrès et à la raison. Et pour l’essentiel, le monde scolaire y croit toujours. En revanche, ce qui a changé, c’est la manière de transmettre ces valeurs. L’autorité culturelle et morale de l’école a changé. Par ailleurs, aujourd’hui, la plupart des citoyens attendent de l’école plutôt l’acquisition de compétences et un tri social, éléments souvent secondaires auparavant. On envoie les enfants à l’école pour qu’ils deviennent des citoyens, mais d’abord pour qu’ils obtiennent des diplômes qui leur permettront d’obtenir un travail. 

En se massifiant, l’école a, d’une certaine manière, changé de nature. C’est assez terrible de dire ça. Les valeurs de l’école n’ont pas tellement changé. Mais son évolution fait qu’aujourd’hui, tout est discutable, tout est critiquable, et les enseignants ressentent, à juste titre, que leur autorité n’est plus acquise. L’instituteur Marcel Pagnol incarnait la culture, la science, la raison, l’orthographe et le participe passé. Ce n’était pas contestable. Aujourd’hui, le maître d’école ou professeur doit asseoir son autorité en démontrant qu’il est efficace et sympathique. Ce n’est plus un acquis. 

Donc, je ne pense pas qu’on ait un problème de valeurs, mais de transmission. D’ailleurs, c’est à peu près la même chose dans l’Église, dans les familles, et à peu près la même chose partout. Ces formes institutionnelles de transmission ne fonctionnent plus. 

Enfin, avec l’arrivée des écrans et des réseaux, l’école n’a plus du tout le monopole de l’information. Quand j’étais jeune, si je voulais savoir ce qui se passait hors de ma famille, de ma rue et de mon quartier, j’avais le choix entre l’école ou l’école. Aujourd’hui, n’importe quel enfant de 12 ans passe plus de temps devant son écran que devant un tableau noir. On a donc un problème de modalité de transmission des valeurs de la République

 

Vous parlez souvent des vainqueurs et des vaincus de l’école. Est-ce une des raisons de cette transmission affaiblie du modèle républicain ?

À l’époque de la vieille école républicaine, jusque dans les années 1960 en France, la naissance fixait d’emblée la carrière scolaire. Par exemple, un fils de cadre et élève très médiocre irait au lycée, alors qu’un fils d’ouvrier très bon élève avait beaucoup moins de chances d’y aller. Le système reproduisait les inégalités de classe, sauf exception. 

À partir du moment où on fait entrer des élèves dans une école de masse, qui défend l’égalité des chances, et qu’on leur dit « Que le meilleur gagne ! », on passe à un système différent. Ce n’est plus le poids de la naissance qui est déterminant pour la carrière, mais l’efficacité dans la compétition scolaire. C’est comme un tournoi sportif. Et à chaque étape du tournoi, vous pouvez être éliminé. C’est notre modèle actuel. Cela crée une hiérarchie entre les vainqueurs, qui ont fait de grandes études et gagnent plus d’argent, et les vaincus, qui ont moins de diplômes, font des travaux plus pénibles et sont moins bien payés. 

Cette hiérarchie est produite par l’école, et elle reproduit les inégalités sociales. Les vainqueurs, ce sont toujours les mêmes. Auparavant, le destin était déterminant. Maintenant, si un élève n’atteint pas ce qu’il souhaite obtenir, c’est parce qu’il a raté ses études, même s’il sait, au fond, qu’il avait moins de chances d’y arriver que d’autres. 

C’est pourquoi les « vainqueurs », c’est une image caricaturale bien sûr, croient davantage aux valeurs de la République. Ils sont libéraux et ont confiance. Quant aux « vaincus », ils ont du ressentiment, l’impression d’être méprisés, de ne pas être écoutés. Ils croient moins aux valeurs de la République, car ils ont l’impression que l’école ne les a pas mises en œuvre pour eux. 

 

Vous parlez d’un changement de modèle qui ne permet plus de véhiculer de la même façon les valeurs républicaines. Est-ce que cela pose également la question de la formation des enseignants ?

Le changement que je viens d’évoquer va de pair avec plusieurs problèmes. Il y a celui de la transmission. Est-ce qu’on transmet aujourd’hui, de manière générale, comme on transmettait il y a un siècle ? Je n’en suis pas sûr. 

Un autre problème est celui de la transformation des enseignants. Autrefois, le métier d’enseignant était considéré comme une vocation. On entrait à l’école normale d’instituteur à 16 ans. On apprenait des bases pédagogiques solides en intégrant les valeurs de la République, ainsi qu’un certain mode de vie. Il y avait un modèle professionnel. Celui du lycée était très différent. C’était le modèle du savant qui allait enseigner à des élèves ultra-sélectionnés. Or, pendant longtemps, on n’a pas formé les professeurs de lycée, comme si le fait d’être savant donnait des compétences pédagogiques suffisantes. 

L’école de masse a fait exploser ces deux modèles. L’enseignement apparaît désormais comme un métier, et un métier, ça s’apprend ! C’est d’ailleurs le cas pour toutes les professions. 

En France, de mon point de vue, on a désarmé les enseignants parce qu’on a maintenu une sorte de mythologie de l’ancien modèle. On les sélectionne à un niveau académique élevé, on leur fait faire quelques stages et puis voilà. Je pense que ce manque de formation est une faute politique. D’une part, les enseignants trouvent eux-mêmes qu’ils ne sont pas assez formés. Et d’autre part, on rend ce métier ambigu. Sont-ils des savants ou des professionnels ? De plus, leur carrière est figée par leur niveau académique. 

Depuis plus de 20 ans maintenant, la réflexion sur l’école a considérablement changé à cause des comparaisons internationales. À la fin des années 1980, je pensais, comme tout le monde, que l’école française était la meilleure du monde. Les premières enquêtes PISA ont été un choc. On s’est rendu compte que les élèves français n’avaient pas du tout un bon niveau, et que celui-ci était extrêmement inégal, bien plus inégal que ne le supposeraient les seules inégalités sociales. 

Quand on fait la comparaison avec les autres pays, il y a une variable qui est systématique. Ailleurs, les enseignants apprennent un métier. Ils font ce choix de manière précoce et apprennent des savoirs académiques dans le but de les transmettre à des élèves. Je crois qu’un jour, il faudra que, en France, nous ayons la même démarche.