Iannis Roder, bonjour. Vous qui êtes enseignant. Comment voyez-vous vivre ce principe de laïcité à l’école aujourd’hui ?
Si j’en crois le peu d’incidents qui remontent aux cellules du ministère, on peut se satisfaire de la manière dont est intégré, vécu et compris le principe de laïcité en général. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contestations, mais elles sont moindres au regard du nombre d’établissements scolaires et du nombre d’élèves.
Si on regarde la loi de 2004, on voit que la laïcité est entrée dans les mœurs. On constate que les élèves savent qu’ils ne doivent pas porter de signes religieux ostentatoires. Une de mes élèves, avant un cours en visio, m’a demandé si, étant chez elle, elle devait enlever son voile. Finalement, la question n’était pas nécessaire, parce que je ne pouvais pas demander aux élèves d’activer la caméra pour une raison de protection de l’image. Mais le réflexe était là.
Les tensions et les incompréhensions se règlent, la plupart du temps, par une médiation, par une discussion avec la famille et les élèves concernés. Et cela se passe plutôt bien.
Pour autant, ce principe est régulièrement questionné par les élèves
Oui, tout à fait. Les élèves posent des questions et c’est normal. Ce n’est pas toujours facile à comprendre et je pense qu’il n’y a pas que les élèves qui ne comprennent pas bien la loi de 2004. L’adolescence est une période au cours de laquelle on se pose beaucoup de questions. On est en recherche de sens et d’explications, on se construit. C’est aussi, par principe, le temps de la contestation. On teste les limites, on confronte ses idées avec l’institution, mais aussi avec les enseignants. Cela fait partie de la construction de l’individu. Et si on ne pose pas de questions à l’école, où va-t-on les poser ? L’école se doit de les recevoir.
L’école est aussi l’interface entre l’environnement personnel, la famille, le milieu social et la philosophie républicaine. C’est l’endroit où se rencontrent deux visions du monde, parfois différentes, qui se questionnent et peuvent se confronter. L’enjeu est de maîtriser et de résoudre ces confrontations pour éviter les risques. L’école doit accepter ces questions, mais pouvoir y répondre.
Justement, comment désamorcer ces situations d’incompréhension avant que les tensions ne soient trop fortes ?
D’abord, il faut accepter de recevoir les questionnements, quels qu’ils soient. Une relation de confiance avec les élèves est nécessaire pour aborder les choses de manière apaisée. Les élèves doivent savoir qu’ils peuvent vous poser une question et que vous allez y répondre sans porter un jugement moral. C’est un point très important.
Par ailleurs, pour pouvoir répondre, il faut être solidement formé sur les idées, les principes et les valeurs de la République, notamment la laïcité.
Les hésitations et le manque de réponses convaincantes et convaincues peuvent ouvrir des failles aux élèves. Suite au drame de Conflans-Saint-Honorine, on s’est rendu compte que beaucoup de professeurs étaient un peu démunis concernant les réactions à avoir et les réponses à apporter aux élèves sur des questions comme celle-ci.
Ça veut dire qu’il y a un manque au niveau de la formation des enseignants ?
Il y avait, me semble-t-il, un manque criant. Je suis passé moi-même par ce qu’on appelait à l’époque les IUFM. Je ne me souviens pas qu’on m’ait expliqué ce que signifiait être fonctionnaire de la République, ni même ce qu’était la laïcité. Je me suis formé seul, parce que le sujet m’intéressait. Mais les enseignants ont énormément de travail. Ils n’ont pas forcément le temps de lire, de s’interroger, de se construire intellectuellement sur ces questions de principes et de valeurs de l’école républicaine. La formation a fait défaut.
Aujourd’hui, on en a pris conscience. Le ministre a même lancé une enquête sur la question de la formation des enseignants aux valeurs et aux principes de la République. Le gros travail consiste à impliquer les enseignants dans tous les établissements. Je pense que ce qui est en train de se faire sur le terrain va être très positif. Les équipes Valeurs de la République, mises en place par le ministre, proposent de nombreuses formations dans les établissements. Elles permettent de toucher tous les membres d’une communauté éducative en les formant en même temps.
Y a-t-il d’autres leviers pour les soutenir, pour les aider ?
D’abord, il faut écouter les enseignants. Ils doivent se sentir soutenus par l’institution, que ce soit la hiérarchie directe – directeurs d’école ou chefs d’établissement – les équipes Valeurs de la République ou le rectorat. Malheureusement, les sondages traduisent un sentiment d’absence de soutien. Il y a donc des choses à faire au niveau de l’institution.
Et puis, les formations doivent informer les enseignants et les personnels d’éducation sur les circuits d’alerte, les procédures de saisine. Celles-ci peuvent être anonymes, afin de pouvoir raconter la réalité des faits, malgré certains enjeux locaux.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire comment vous abordez aujourd’hui, à l’aune de ces questionnements, votre métier d’enseignant ?
Je crois qu’il n’y a pas de recette miracle. Le métier d’enseignant, c’est d’abord un métier militant, dans le sens où l’on a un véritable engagement politique au sens noble du terme, et non au sens partisan. Nous sommes les porteurs des principes et des valeurs de la République que nous apprenons à transmettre et que nous transmettons.
Il est important d’expliquer le sens de ce que nous faisons. Très régulièrement, les élèves demandent aux professeurs : « Mais à quoi ça sert ce qu’on fait ? » C’est une question tout à fait légitime. Si l’élève pose la question, c’est qu’il ne comprend pas l’intérêt de ce qu’il est en train de faire. Nous devons expliciter les choses.
Nous sommes dans une société de l’immédiateté pour beaucoup d’élèves, comme pour beaucoup d’adultes. Ce que l’on fait doit être immédiatement utilisable. Or, la construction intellectuelle et la construction d’un citoyen, ce sont des années de travail. Il faut expliquer aux élèves, notamment par rapport aux principes et aux valeurs de la République, qu’ils vivent à une époque donnée, dans la continuité d’une longue histoire. Que les choses n’ont pas toujours été comme ça et se sont construites peu à peu.
Prenons comme exemple la laïcité. On peut revenir sur les changements permis par la Révolution française, grâce à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : la liberté de culte, la naissance de l’état civil, le mariage civil, etc. À l’époque de la monarchie absolue, seul le mariage catholique avait une existence juridique. Cela signifiait que ceux qui n’étaient pas catholiques, en l’occurrence les protestants et les juifs, n’étaient pas reconnus comme étant mariés. Cela posait évidemment des problèmes d’héritage suite au décès d’un des membres du couple. Cela ne semble pas grand-chose, mais c’est très important. La naissance du mariage civil et de l’état civil a mis sur un pied d’égalité tous les citoyens français. Les élèves doivent comprendre que la République, c’est l’égalité de tous.