Bonjour François Taddei. Quels sont pour vous les défis de l’école demain ?

Je pense que le principal défi pour l’école de demain, c’est justement de devenir une école des défis, c’est-à-dire où les jeunes et toute la communauté éducative apprennent à relever des défis toujours plus complexes. Ils peuvent être liés au changement climatique, à la crise sanitaire, à l’arrivée de l’intelligence artificielle ou il peut s’agir de défis démocratiques. On a énormément de défis à relever, à toutes les échelles. 

On rajoute régulièrement des missions à l’école. Mais, si à la place, on lui donnait pour rôle principal d’apprendre à relever des défis, pour que chacun puisse prendre soin de lui, des autres et de la planète, je pense qu’on ferait un pas très important pour préparer les jeunes à un monde toujours plus incertain. La complexité de ses enjeux nécessite une redéfinition des missions de l’école.  

 

Faut-il, pour aborder des questions aussi complexes, revoir le rôle et les enjeux pédagogiques de l’école du XXIe siècle ?

Oui. Nous avons une école qui met les enfants en compétition sur les savoirs d’hier. Or, les savoirs se multiplient à peu près par 100 en 100 ans. On ne peut pas passer 100 fois plus de temps à l’école qu’à l’époque de Jules Ferry. Par contre, on peut apprendre à apprendre, à coopérer, à relever des défis en s’informant en temps réel et en étant capable de trouver des ressources, non seulement inspirantes, mais aussi de qualité. L’enjeu est d’éviter les fake news et les pièges d’Internet. 

 

Faut-il pour cela que le modèle pédagogique même évolue ?

Oui. On doit passer d’une pédagogie très compétitive, dans laquelle on demande aux jeunes d’apprendre quelques éléments dans des disciplines séparées, à une transmission qui leur fait prendre conscience des liens entre différents sujets. 

Voltaire, par exemple, est à la fois un personnage historique, un intellectuel dont on peut étudier les textes en français et un philosophe qui peut nous aider à repenser le vivre-ensemble, la tolérance et la démocratie. Pour comprendre un sujet, il faut l’aborder sous ses différents aspects. En ce qui concerne la crise climatique, il faut s’intéresser aux dynamiques scientifiques, à la fois physiques et biologiques, mais aussi aux aspects économiques, démocratiques, mathématiques, etc. 

Comprendre un sujet suppose d’intégrer différentes disciplines et de l’aborder grâce à des défis qui nous amènent relativement loin. D’autres pays l’ont fait, donc on pourrait y arriver. 

 

Est-ce que le changement pédagogique que vous prônez nécessite la mise en place de formations différentes pour les enseignants ?

Oui. La plupart des enseignants d’aujourd’hui ont été formés au siècle précédent, avec des défis très différents à relever, notamment ceux liés à la massification scolaire. Les enseignants ont plutôt réussi dans le système éducatif d’hier. Mais comment les inviter à penser celui de demain ? En les encourageant à co-construire entre eux, puis avec les jeunes eux-mêmes. L’UNESCO et les Nations Unies le recommandent. 

De plus en plus d’enseignants veulent aborder en classe les sujets liés à l’anthropocène et au changement climatique et cherchent à réinventer leur propre métier. On voit bien qu’il est nécessaire de créer des espaces de liberté, de peut-être faire évoluer les programmes et les formations, mais cela suppose de s’en donner les moyens. 

La formation, la recherche et la capacité à innover sur le terrain sont trois des moteurs nécessaires pour accélérer la capacité d’un système à évoluer et donc à s’adapter aux changements du monde. Il faut donc investir dans ces trois domaines. Cela suppose de s’éloigner d’une logique jacobine et d’être capable d’entendre les besoins du ou des terrains. Et de proposer des méthodes qui permettent aux enseignants d’apprendre par la recherche et de résoudre les défis avec leur classe. 

 

Dès lors, quels sont les changements concrets qui peuvent être envisagés ?

Les pays qui se sont le plus transformés ont supprimé les postes d’inspecteurs. Ils les ont formés pour devenir des facilitateurs, des experts qui ont étudié ce qui se passait dans d’autres pays. Ils sont capables de créer des dynamiques et de faciliter la capacité des collectifs enseignants, à l’échelle d’un établissement ou d’un territoire, à co-définir des manières de relever des défis complexes.  

 

Vous mettez en avant la nécessité de faire place aux innovations au sein même de l’école. Comment les faciliter ? Et quel rôle pourraient avoir les enseignants ?

Le système commence à se rendre compte que la meilleure manière d’innover, c’est d’inviter les acteurs de terrain à décrire ce qu’ils font, ce qu’ils aimeraient faire et de leur donner les moyens de passer à l’action. Est-ce qu’on peut imaginer ces solutions à l’échelle d’une classe, d’un établissement ou d’un système un peu plus large ? Je pense que nous avons les budgets, au sein d’un programme présidentiel, pour faciliter ces innovations. On peut apprendre à innover au sein de l’école en tant qu’étudiant ou que futur enseignant. 

Il y a une étude que je trouve très pertinente. Elle montre que les meilleurs enseignants sont souvent d’anciens mauvais élèves qui ont eu un déclic. Ils ont compris qu’en fait, entre un élève qui ne comprend pas et un autre qui comprend, ce n’est pas une question de génie. C’est une question de déclic. Et en tant qu’enseignants, ils cherchent à produire ce déclic chez l’élève en difficulté. Parce que faire réussir les bons élèves, c’est, entre guillemets, facile, mais aider à avancer ceux qui sont en difficulté, c’est absolument clé. 

 

Que nous apprend la comparaison internationale sur ces transformations systémiques ?

Les pays qui ont connu ces transformations systémiques sont passés d’une logique de contrôle à une logique de confiance, d’une logique de compétition à une logique de coopération, d’une logique d’inspection à une logique de facilitation et d’une logique de circulaire à une logique de recherche. C’est ce qui a eu lieu dans les meilleurs pays dans les classements de Shanghai, et autres. Le Canada, la Finlande ou Singapour, où il y avait beaucoup de pression, ont supprimé leurs inspections. Ils sont en train de supprimer les notes et de se transformer. Ils observent les différentes manières de s’organiser au niveau international. Et il y en a une infinité ! Quand on sait cela, on peut inventer celle qui nous correspond le mieux. 

 

Le changement systémique peut être difficile à mener. Quels sont les freins et quelles sont les clés pour le rendre possible ?

Je pense qu’un des freins au changement systémique, c’est la centralisation. Historiquement, en France, on a une très grosse structure. Mais celle de la Chine est encore plus grosse, et ils ont réussi à transformer leur système. C’est intéressant de constater qu’à différentes échelles, l’une des clés, c’est une forme de décentralisation, pour permettre aux acteurs de terrain d’identifier les problématiques de leur territoire, de leurs élèves et de trouver des solutions. 

Notre problème est de vouloir que les élèves aient tous exactement le même enseignement de la même manière. Dès le 19e siècle, il y avait cette volonté de l’Éducation nationale que les élèves suivent un programme dans un manuel. L’idée même de programme implique de programmer exactement ce qui va se passer dans chaque classe, voire dans la tête de chaque élève. 

Mais la réalité est bien différente. Il faut accepter la diversité des élèves pour s’y adapter et permettre l’émancipation. En mettant l’égalité au cœur de la théorie de notre système, on a créé l’un des systèmes les plus inégalitaires qui soit. Il creuse les inégalités beaucoup plus que s’il savait s’adapter à chaque contexte. Nous devons changer de paradigme, en admettant que, ce qui compte, c’est l’équité, c’est de faire réussir chaque élève. Ils sont tous différents. Si vous mesurez les élèves sur une dizaine de paramètres psychologiques, il n’y en a pas un qui correspond à l’élève moyen. Ils sont en avance sur certains sujets et moins sur d’autres. S’adapter est possible, mais suppose de changer de modèle pédagogique. 

 

Plusieurs éléments que vous évoquez nous rappellent les pédagogies des écoles Montessori. Sont-elles de bons exemples ?

Montessori, Freinet, et même Socrate ont tous su inventer des pédagogies adaptées à leur temps. On peut encore en inventer ! Dans les années 1970, les Finlandais ont répertorié les pédagogies existantes et les ont combinées pour en créer une qui correspondait à leurs besoins. Le but n’est certainement pas d’imposer, de passer d’un paradigme fixe à un autre paradigme fixe. 

Toute sa vie, Maria Montessori a réinventé son modèle pour l’adapter aux technologies et aux défis de son temps. Elle avait des intuitions incroyables, que la recherche tend à confirmer aujourd’hui. L’objectif ne doit pas être d’imposer un copier-coller de la pédagogie de Maria Montessori, mais on peut s’en inspirer pour inventer de nouveaux paradigmes.