Bonjour Benjamin Moignard. La société semble avoir de plus en plus d’attentes par rapport à l’école républicaine. Est-ce qu’on lui en demande trop aujourd’hui, à elle et donc aux enseignants sur le terrain ?

On en demande beaucoup à l’école, en particulier en France. On constate une « passion française pour l’école ». De fait, dans notre histoire, elle compte beaucoup. On a organisé la nation autour de l’école républicaine. Ce mythe est profondément ancré en nous.

Mais on lui en demande peut-être beaucoup au XXIe siècle, sans tout à fait considérer ses évolutions depuis le XIXe ou le XXe siècle. Donc oui, l’école en France a une pression très forte. On fait peser beaucoup de choses sur l’institution, et donc sur les enseignants aussi.

 

Une part des difficultés du métier d’enseignant est liée aux relations avec les familles. Comment cela s’explique-t-il ?

Il y a probablement deux explications. La première, c’est que l’école est un espace dans lequel, pour reprendre les termes de Pierre Périer, l’ordre scolaire est négocié. On n’est plus – mais l’a-t-on jamais été  dans une école où les règles vont de soi et où il n’y a pas de contre-réaction à ce que l’enseignant dit. À partir du moment où l’école a été démocratisée, mais où tout le monde n’a pas les mêmes règles, le même rapport aux contraintes qu’elle pose, etc., les remises en cause sont inévitables. L’école doit expliquer, mettre en perspective, parfois imposer, mais son discours ne va pas de soi. Cela génère beaucoup de tensions dans les relations école-familles.

La deuxième raison possible est que l’école n’intègre pas la relation aux familles et à la communauté. Elle s’est construite en opposition à son environnement. Et les enseignants sont souvent assez mal à l’aise dans leurs relations aux familles. 

 

On peut donc penser que la relation conflictuelle avec les parents a toujours existé. Pour autant, on a l’impression que le phénomène s’accentue. D’où cela peut-il venir ?

Un certain nombre d’enseignants éprouvent un sentiment d’isolement et de solitude, qui va renforcer les difficultés relationnelles avec les familles. Auparavant, les enseignants étaient souvent plus détachés face aux remarques des parents. Ils se sentent désormais plus impactés dans leur manière de faire. Cet enjeu-là peut expliquer en partie ce sentiment de forte détérioration de la relation aux familles. Les chiffres, en revanche, montrent une relative stabilité du nombre d’incidents significatifs. 

On observe une détérioration plus forte des relations parents-enseignants dans le premier degré que dans les classes supérieures. Les familles attendent beaucoup de l’école, et lorsqu’une déception émerge, même pour une raison anodine, cela prend des proportions importantes. En fait, on a les inconvénients de cet avantage : la puissance institutionnelle de l’école. 

 

Au-delà des problèmes que posent aux enseignants ces conflits, cette contestation de la part des parents, n’est-ce pas une pente dangereuse pour l’école républicaine ?

Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue le fait que l’école est une institution. Son rôle est donc d’imposer des règles. Elle agit dans une dynamique collective et ne doit pas céder aux demandes unilatérales. Aussi bien dans les quartiers populaires que dans les milieux favorisés, certains parents ont des exigences pour leur enfant qui ne prennent pas en compte ces dynamiques collectives, nécessaires à l’apprentissage et au développement de l’école. C’est important de ne pas céder sur ce point. L’école est une institution républicaine essentielle. En France, elle est peut-être surinvestie, mais on doit protéger son rôle spécifique en tant qu’institution.

 

Ces problèmes, cette incompréhension, ne viennent-elles pas aussi du fait que l’école républicaine, l’école pour tous telle que nous la connaissons, est finalement une école très jeune ?

Vous avez raison, c’est un point décisif. L’école telle qu’on la connaît aujourd’hui a un peu moins de 50 ans. À l’échelle de l’histoire, ce n’est rien. On est encore en train d’apprendre à faire une école pour tous, voire de poser quelques fondamentaux. Et on est encore très loin de ce but tout nouveau ! 

Pendant des siècles, on a réservé l’école à quelques-uns, on a travaillé seulement pour les élites. Aujourd’hui, l’école doit être beaucoup plus ouverte. Son rôle a déjà radicalement changé depuis la fin des années 1970. Entre les grands-parents de ceux qui ont une trentaine d’années et les lycéens d’aujourd’hui, le statut et la fonction sociale de l’école ont radicalement changé ! On est dans une phase d’apprentissage. Le discours perpétuel sur la crise l’oublie un peu facilement. 

 

Pour en revenir aux relations avec les familles, les enseignants sont-ils suffisamment formés sur le sujet ?

Non, ils ne sont pas assez formés. On leur demande déjà beaucoup de choses en formation initiale. Il faudrait peut-être se pencher sur la formation continue, c’est-à-dire, la formation de ceux qui sont déjà en poste. C’est très peu développé en France, par rapport à d’autres pays.  Certains enseignants peuvent avoir une semaine ou deux de stage s’ils le souhaitent, ou ne pas avoir accès à des stages demandés. C’est très inégal d’une académie à l’autre. 

Une formation continue sur la relation école/famille peut avoir du sens pour des enseignants chevronnés. On ne peut pas tout intégrer à la formation initiale. Le métier est trop complexe et change trop vite pour que ce soit le cas. 

 

Quelle est, selon vous, la bonne échelle aujourd’hui pour travailler avec les personnels d’éducation et les aider à remplir au mieux leurs différentes missions ?

Je crois que la bonne échelle est celle de l’école ou de l’établissement, comme on l’a déjà évoqué dans le podcast sur les violences physiques. Il y a un enjeu collectif très fort. Les enseignants doivent sortir de leur classe pour mieux faire classe. Aujourd’hui, on sait qu’un bon climat scolaire va améliorer la manière avec laquelle on pourra faire classe et les résultats des élèves de manière générale. Même si l’on fait cours seul face à sa classe, l’échelle collective est très importante. 

Par ailleurs, la place des collectivités territoriales a radicalement changé depuis une dizaine d’années. Des ressources sont mises à disposition dans beaucoup de villes. Or, elles sont assez peu mobilisées par la communauté enseignante, parfois parce qu’elles ne sont pas adaptées. Par exemple, un atelier de formation sur la relation école-famille ne risque pas d’avoir beaucoup de succès s’il a lieu un mardi après-midi, quand les professeurs sont en cours.  

Mais on peut améliorer tout ça ! Certaines politiques publiques, comme les cités éducatives, s’y emploient. Il ne suffit pas de faire des alliances ou des partenariats. Il faut définir comment, pourquoi et quels sont les objectifs. Dans certains territoires, le travail hors de l’école apporte de vraies ressources qui améliorent le climat scolaire.   

 

Avez-vous en tête des exemples de ces projets collectifs vertueux ?

Je pense à ce qui a été mis en place dans des villes comme La Courneuve ou Clichy-sous-Bois, autour des cités éducatives. On a cette volonté d’essayer de structurer sur le terrain ces partenariats entre les collectivités locales, les associations de proximité et les établissements scolaires, mais aussi de mieux faire travailler ces derniers ensemble, tant dans le premier que dans le second degré. 

Bien souvent, pour que ces collaborations fonctionnent, la présence d’un tiers est nécessaire. On parlait de la défiance envers la hiérarchie, en particulier indirecte. Paradoxalement, les enseignants s’investissent davantage lorsque les projets de partenariats viennent, non pas de l’institution, mais de la proximité. 

En résumé, tout n’est pas simple et ne fonctionne pas toujours bien, mais on voit des initiatives locales qui ont de bons résultats lorsqu’il ne s’agit pas juste d’une opération de communication et qu’elles y mettent vraiment du sens.