Bonjour François Dubet. Dans votre réflexion pour faire société via l’école, vous parlez d’établissements devant fonctionner comme de vraies communautés éducatives. Que voulez-vous dire par là ?
Je veux dire que la tradition scolaire française n’est pas vraiment une tradition d’établissement ou de communauté éducative. L’établissement était avant tout un échelon administratif organisant des cours, mettant en présence des élèves, etc. Bien sûr, il y avait des activités à côté de l’établissement qui dépendaient de l’enthousiasme des enseignants et des mouvements d’éducation populaire, qui avaient un rôle très important et dont je regrette d’ailleurs beaucoup l’affaiblissement. Mais la fonction première de l’établissement était d’organiser des cours et de déplacer des élèves.
Dans d’autres traditions scolaires, par exemple dans les pays anglo-saxons, l’établissement scolaire est une véritable communauté. C’est un lieu de vie avec une culture, des activités et un folklore communs. La présence enseignante ne se limite pas aux cours. Je n’aime pas trop l’expression « lieu de vie », car cela évoque un endroit où l’on s’amuse. Mais je crois que l’école doit devenir un endroit où l’on vit et respecte des règles en commun. C’est comme ça que l’on apprend véritablement les valeurs de la République.
Aujourd’hui, nous débattons sur la place des filles dans la cour de récréation. La leçon traditionnelle consiste à présenter les filles et les garçons comme égaux. En pratique, les garçons occupent la cour pour jouer au foot et les filles se mettent dans les coins. Cela a duré 50 ans sans que personne ne s’en offusque. Les garçons sont des petits machos et les filles se féminisent plus qu’avant. Si l’on considère que c’est un problème, il faut le traiter, non pas dans la théorie, mais en pratique.
De manière générale, les élèves doivent faire des choses. Je me souviens d’une enquête que j’avais réalisée il y a 30 ans. J’avais été très dur avec les lycéens qui me disaient qu’au lycée, on ne faisait rien. En fait, « ne rien faire » voulait dire écouter les cours, apprendre, réciter, etc. On apprend la littérature ou la science, mais on n’en fait pas ! Or, on sait, du point de vue pédagogique, que les choses s’inscrivent et restent si on les fait. La mise en pratique est donc indispensable.
On assiste, aujourd’hui, à des débats très intéressants. À cause ou grâce aux réseaux sociaux, les gens sont de plus en plus sceptiques face à la science. Mais au fond, ils ne savent pas ce qu’est l’esprit ou la critique scientifique. On fait très peu de science. Il y a peu de labos et peu d’expériences.
Je crois que l’école doit devenir un espace civique. Beaucoup d’établissements expérimentaux, publics ou privés, ont mis en place une vraie communauté éducative. Si les enseignants sont d’accord, si on leur donne un peu de moyens, si l’équipe partage le projet, cela fonctionne assez bien. Ces établissements ont de bons résultats et un bon climat scolaire. Et ils forment des citoyens. C’est une révolution. Pourquoi ? Parce que cela suppose de casser le modèle bureaucratique de l’école française. Cela suppose de faire de l’établissement l’unité de base du système éducatif, et pas simplement l’échelon administratif.
De ce point de vue-là, en France, nous sommes dans une ambiguïté permanente. Tous les ministres veulent des établissements autonomes avec des projets éducatifs, etc. Mais d’un autre côté, les enseignants sont nommés par un ordinateur et les règlements empêchent de modifier les emplois du temps. La marge de manœuvre est donc extrêmement faible. Il faut des enseignants héroïques et des chefs d’établissement géniaux pour arriver à mettre cela en place ! Mais selon moi, l’enjeu est décisif.
Selon vous, faut-il réfléchir à une gestion différente des établissements et de l’affectation des personnels pour favoriser une école du vivre-ensemble ?
La France est, à ma connaissance, le seul pays dans lequel, après avoir obtenu le diplôme d’enseignant, vous avez immédiatement un poste que vous n’avez pas choisi. Dans tous les pays « normaux », une fois diplômé, vous cherchez un établissement qui vous convient, et qui vous recrute si vous lui convenez. L’homogénéité des équipes est alors d’emblée beaucoup plus forte.
Le chef d’établissement ne doit pas être un tyran, mais pas non plus un simple relais administratif. Lorsque les parents choisissent un établissement, ils privilégient une structure homogène, avec une équipe cohérente et stable. Et quand ils ne sont pas contents du public, ils vont dans le privé.
Si les jeunes enseignants pouvaient choisir leur établissement, on ne pourrait pas continuer à les nommer dans les endroits les plus difficiles. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas compétents et enthousiastes. Le fait est que, en général, ils s’en vont le plus vite possible et les équipes sont extrêmement instables. Et si on se rend compte qu’il est difficile de recruter des enseignants expérimentés et stables dans les établissements difficiles, il faudra mettre le prix !
Pouvoir choisir son établissement susciterait sans doute des vocations. Beaucoup d’étudiants qui préparent le CAPES disent : « Si je suis reçu, que je suis nommé à Roubaix et ma copine dans la banlieue nord de Paris, je préfère ne pas y aller. » Le mode de gestion français est devenu un peu dissuasif.
Communauté éducative, nouveau fonctionnement interne des établissements, quel impact cela pourrait-il avoir sur la pédagogie et sur les élèves ?
Je n’ai pas d’idée pédagogique. Je suis toujours choqué par l’idée d’une sorte de pédagogie officielle. Je crois que, si les enseignants sont des professionnels, ils choisissent les pédagogies qui leur conviennent et qui conviennent aux élèves. Le seul devoir que nous avons n’est pas d’inspecter les profs, mais les résultats des élèves.
Je suis très choqué lorsque j’apprends qu’un quart des élèves ont du mal à lire. Nous devons exiger que les enseignants soient suffisamment formés pour avoir des pédagogies efficaces et flexibles. La pédagogie, c’est une affaire de professionnels. Et si les enseignants sont formés comme des professionnels, il faut leur demander des comptes sur l’efficacité de leur travail, mais on n’a donc pas à leur dicter ce qu’ils doivent faire. Je crois qu’un établissement a la capacité de construire les pédagogies qu’il juge efficaces. Le devoir de l’administration, c’est de s’assurer de cette efficacité. Ce qui est en jeu, c’est le statut de l’enseignant, au sens de ce qu’on attend de lui.
Je suis convaincu qu’il faut augmenter les enseignants pour que la totalité de leur activité fasse partie de leur activité, pour qu’ils passent plus de temps dans les établissements, qu’on puisse former des petits groupes, regrouper des heures d’enseignement sur deux mois si c’est plus efficace que de les étaler sur six mois, etc. Ces éléments pratiques impliquent de redéfinir le statut des enseignants. Un enseignant ne travaille pas 15 heures. Il prépare les cours, des réunions, corrige des copies, etc. Cela doit être défini comme faisant partie de son travail.
Cela permettrait d’aborder différemment la question du vivre-ensemble ?
Le vivre-ensemble n’est pas une pédagogie spécifique. C’est un mode d’organisation des établissements. On ne va pas faire un cours de vivre-ensemble. Cela implique de prendre en charge les problèmes, comme celui du harcèlement. L’équipe éducative ne doit pas systématiquement les déléguer au CPE. Je connais des établissements où cette gestion commune fonctionne. En très peu de temps, le climat scolaire change ! On le voit à travers les comportements, les discussions, la façon de parler des élèves, la confiance qui règne entre eux, etc.
Pour prendre certains problèmes en charge, comme celui de la laïcité, les enseignants doivent être cohérents entre eux. Tous les enseignants sont favorables à la laïcité. Mais comme ils ne se sont pas accordés dans la pratique, ils n’en parlent pas entre eux et taisent les problèmes rencontrés. Or, ceux-ci ne peuvent être pris en charge que par une équipe. Le rapport à la laïcité ne doit pas être différent selon les cours. Ce n’est pas une affaire de liberté personnelle, mais d’équipe éducative.
Depuis la crise sanitaire, on parle beaucoup de l’école numérique. Est-ce que son introduction peut avoir un impact sur la question du vivre-ensemble à l’école ?
Je suis plutôt optimiste là-dessus. L’enseignement numérique va se développer, et on pourra proposer aux élèves des programmes parfaits. Bien sûr, il y aura des débats, comme il y a eu, autrefois, à propos des manuels scolaires. Et il va falloir apprendre à maîtriser les équipements numériques.
Le confinement a révélé que les élèves avaient besoin de l’école pour grandir, pour des raisons sociales. Si certains apprentissages se font de manière numérique, on gagne du temps pour faire des choses ensemble. Le niveau a baissé en maths, mais on le rattrapera. Par contre, ce que les élèves ont perdu en amitié, en confiance, en expérience de vie, en amour, en amitié, etc., ça, c’est irrattrapable.
En France, nous ne sommes pas bons en termes de société scolaire. À l’université, par exemple, le taux de participation des étudiants aux élections ne doit pas excéder 6 %. Ça ne va pas ! Le numérique peut permettre de dégager du temps pour la vie sociale.
Lors d’enquêtes, on a posé la question aux adultes de ce qu’ils avaient retenu de leur scolarité en maths, en physique ou en littérature. C’est très simple. Les gens se souviennent de ce qu’ils ont utilisé après. Ils oublient les leçons, mais se rappellent des expériences, par exemple du club de théâtre, des tournois sportifs, etc.
C’est peut-être une bonne nouvelle de pouvoir économiser du temps et de l’argent grâce à des méthodes d’apprentissage qui se révèleront, j’en suis sûr, assez efficaces. Ce temps peut être mis à profit pour réfléchir et travailler en petits groupes, refaire des exercices, etc. Si un cours consiste à ce qu’un professeur parle pendant que les élèves prennent des notes, un ordinateur le fait aussi bien. Mais si cela consiste à discuter, à apprendre à argumenter, à faire des choses et à résoudre des problèmes, alors, il faut un professeur !