Iannis Roder, bonjour. Avant d’aborder précisément le débat sur la laïcité, pouvez-vous nous aider à en reposer les enjeux ?
Commençons par reposer quelques questions de base. Quel est le rôle de l’école républicaine ? Pourquoi est-elle laïque ? Qu’est-ce que cela signifie au quotidien ?
La question de la laïcité est intimement liée à celle de l’émancipation. Jean Jaurès disait : « Laïcité et démocratie sont identiques. » Que voulait-il dire ? Que la démocratie fonctionne grâce à des citoyens et que, finalement, la laïcité participe à leur construction, à celle du libre arbitre, à l’école. On passe d’une identité subie, transmise à la maison, à une identité choisie, que l’on se construit grâce à l’école. En nous ouvrant au monde, nous nous construisons, dans la mesure du possible, en tant qu’individus libres de tout déterminisme. C’est l’émancipation, la construction de la citoyenneté par la laïcité.
Quelles sont concrètement les conditions de cette construction citoyenne ?
Comme son nom l’indique, un élève est celui qui va « s’élever » intellectuellement pour se construire librement. Il va sortir des déterminismes de son milieu pour se rendre disponible à l’enseignement. L’école n’est pas un supermarché dans lequel on choisit ce qui nous plaît et on laisse de côté ce qui ne nous plaît pas. Ce que l’école nous apporte est scientifiquement avéré. Cela repose sur la raison et est donc, a priori, acceptable par tous.
Certains ont pensé que la loi de 2004 était dirigée contre l’Islam. Or, ce n’est pas le cas. La loi nous dit simplement que porter un signe ostentatoire religieux, c’est sortir d’une position qui permet de recevoir les enseignements de l’école. L’école n’a pas à connaître les croyances ni les pratiques religieuses des élèves. Son rôle est de transmettre des connaissances à des élèves « indéterminés religieusement parlant ». Les élèves font ce qu’ils veulent de cet enseignement, car l’école ne demande pas d’adhésion. Mais porter un signe ostentatoire, c’est se mettre en position de refus de certains enseignements au nom de croyances affichées.
N’oublions pas que l’État est neutre, donc les fonctionnaires sont neutres. Par ailleurs, il ne faut pas confondre laïcité et athéisme, car ce n’est pas du tout la même chose. Certains élèves me disent : « Tous les profs sont athées. Ils nous le disent. » Mais un fonctionnaire n’a pas à dire qu’il est athée. Il doit rester neutre. Et la République n’est pas athée, elle est neutre. C’est différent. Il y a encore des choses à mettre au clair sur cette question.
C’est sur ce point de la neutralité que certains se focalisent aujourd’hui ?
Oui, je crois en partie. On voit, par exemple, ressurgir des débats qu’on croyait clos, à l’issue de l’assassinat Samuel Paty. De grands intellectuels suggèrent de faire davantage attention à ne pas heurter les susceptibilités, notamment sur des questions religieuses. Moi, je ne suis pas d’accord. Je pense qu’on a tout à fait le droit d’avoir un regard citoyen critique sur les croyances religieuses, tant qu’on ne s’attaque pas aux personnes en tant que telles.
C’est ce qu’ont montré les jugements qui ont acquitté Charlie Hebdo, après que certains ont porté plainte. Charlie Hebdo se moque des religions, mais n’attaque pas les personnes. Si les personnes se sentent attaquées personnellement, c’est qu’elles n’arrivent pas à faire la distinction entre le croyant et la croyance. C’est une question de maturité politique et de capacité à sortir d’une vision absolutiste des choses.
Évidemment, il faut prendre des précautions oratoires, faire attention à la façon dont on dit les choses, mais on ne doit pas se censurer. La caricature est un outil pédagogique. On ne montre pas une caricature, on l’étudie. Cette nuance est très importante. On ne la montre pas pour choquer, mais pour étudier un message et réfléchir à des points de vue existants.
Mais alors, qu’est-ce qui se joue aujourd’hui à l’école ? Pourquoi y a-t-il autant de tensions sur le sujet de la laïcité ?
Nous avons deux mouvements antagonistes ou contradictoires dans la société française d’aujourd’hui. D’un côté, un grand mouvement, déjà ancien, de sécularisation massive de la société. Jérôme Fourquet le montre très bien dans son livre, L’Archipel français. Et d’un autre côté, une minorité en France réinvestit le religieux. L’école est le lieu des rencontres, et parfois des confrontations, entre ces deux mondes, entre cette sécularisation massive – notamment du monde enseignant – et ce réinvestissement religieux.
L’école est l’interface entre l’écosystème du quartier et ce qui fait la France, c’est-à-dire la République, avec ses valeurs, ses principes. Les élèves arrivent à l’école avec leur vécu, leur vision du monde, celle transmise par leurs parents, et se confrontent à autre chose. D’où l’importance de l’école et surtout de la laïcité à l’école.
Comment, dans ce contexte, est-il possible d’aborder aujourd’hui l’enseignement des faits religieux de façon apaisée ?
Je crois qu’un enseignant peut tout aborder de manière apaisée, à partir du moment où il est formé, avec de solides bases, notamment scientifiques. La façon de bouger, de parler devant une classe, cela s’apprend ! Mais je crois aussi que beaucoup d’enseignants ne sont pas assez formés sur les faits et les questions religieuses.
J’ai constaté hier que mes élèves de 15 ans ne savaient pas ce qu’était le shabbat, ni pourquoi c’était le samedi. Ils ignoraient que le jour saint des chrétiens était le dimanche, et celui des musulmans, le vendredi. Ils ont le droit de ne pas le savoir. Mais cela signifie que, jusqu’à l’âge de 15 ans, personne ne leur a jamais expliqué. Cela pose quand même question. J’ai donc pris un quart d’heure pour en parler, et les élèves étaient très intéressés. Ils sont très demandeurs, parce que ça leur donne des clés de lecture et de compréhension des choses. Or, on ne le fait pas, mais c’est indispensable.
Il est nécessaire de former les enseignants sur les questions religieuses. J’ai participé à un plan national de formation, notamment sur le Judaïsme. Mais les enseignants doivent avoir le réflexe de se connecter sur les plateformes de l’Éducation nationale pour s’autoformer. Il y a beaucoup de ressources en ligne. Mais cela demande du temps.
Je crois aussi qu’il est nécessaire d’introduire un enseignement laïque des faits religieux dans les programmes scolaires. Il faut aborder ces sujets en profondeur, sous un angle scientifique, pour permettre aux élèves de distinguer savoir et croyance.
Plus largement, les valeurs de la République sont-elles selon vous suffisamment vécues aujourd’hui ?
J’entends souvent certains collègues dire : « C’est bien beau de parler des valeurs de la République, mais il faudrait encore que nos élèves les vivent. » Moi, je crois qu’ils les vivent. La liberté et la fraternité sont appliquées au quotidien à l’école ou dans leur quartier. Les élèves reconnaissent ces valeurs.
On peut néanmoins se questionner sur l’égalité. Tous les citoyens français la rencontrent au niveau juridique. Mais l’égalité fait aussi référence aux conditions d’accès aux services publics et, notamment, à l’équité de traitement. Mes élèves questionnent souvent cette égalité-là. Je pense aux contrôles d’identité, aux relations compliquées avec les fonctionnaires de police, qui, eux aussi, vivent des situations complexes. Effectivement, là, il y a peut-être un problème d’équité de traitement, par certaines institutions républicaines, de la jeunesse de certains quartiers. Cela donne lieu à certains discours très négatifs sur la France, sur la République et sur un prétendu racisme systémique.
On constate qu’il n’y a pas de valeurs républicaines absolues. D’ailleurs, la liberté absolue n’existe nulle part dans le monde. On connaît tous l’adage : « Notre liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Les valeurs de la République sont des idéaux desquels nous essayons de nous approcher le plus possible. Or, c’est une progression continue, mais lente. Nous n’arriverons pas à atteindre les valeurs de la République dans leur forme absolue, mais nous tendons vers elles.